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Channel: Linguistique symétrique – La pensée du discours
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Série de (fin de) printemps. Pour une postlinguistique

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Je n’ai pas publié de série de saison depuis longtemps, mais le concept est toujours vivant ! Tardivement dans ce printemps 2018 bien avancé, voici une nouvelle série qui concerne l’épistémologie de la linguistique. Le but : res-pi-rer ! in-ven-ter ! et faire en sorte que la linguistique parle du réel, et non pas d’elle-même. 

Les disciplines sont régulièrement en crise et parler de “crise de la linguistique” n’a apparemment pas beaucoup de sens, sauf à nommer des débats récurrents qui font partie de la vie des sciences. Mais quelque chose se joue actuellement en sciences du langage, tout particulièrement dans les disciplines TDI (texte, discours, interaction, incluant la sociolinguistique), quelque chose d’observable dans certains débats en France, qui font émerger des questions inédites ou des versions renouvelées de questions anciennes : la part du social (ou de ses différentes versions : le monde, le réel, l’expérience, la nature, etc.) dans le travail sur les matériaux langagiers, la part du politique et surtout de sa forme dans le discours scientifique, le point d’origine de la réflexion sur le langage et les discours, dont l’eurocentrisme et plus généralement l’occidentalocentrisme sont désormais questionnés. Sur tous ces points, on entend plutôt une résistance au changement de la part des linguistes. Donc, même si la linguistique n’était pas en crise, il faudrait l’y mettre, ce que se propose cette série de billets

Mettre la linguistique en crise

On assiste à un double mouvement contradictoire en France actuellement : d’une part une ouverture encore minoritaire et programmatique des théories et de la discipline elle-même, dans ses composantes TDI essentiellement, sous la pression bénéfique de l’interactionnisme (la multimodalité mise en œuvre par Mondada 2005, les travaux sur le corps et la performance de Greco et Kunert 2016, Greco 2017), des études culturelles (notamment les études de genre, par ex. Greco dir. 2014 et 2015, Husson 2018, Marignier 2016), des études visuelles, des travaux sur les discours numériques (Paveau 2017), des animal studies (par exemple Mondémé 2017), des champs qui croisent science et politique (standpoint epistemology, black feminism, postcolonial et decolonial studies), de l’articulation avec l’anthropologie et l’ethnographie (par exemple la mediated discourse analysis, voir Saint-Georges 2012) ; d’autre part un maintien de la discipline sur ses frontières via le quantitativisme de la linguistique de corpus (traitement automatique de « grands » corpus, logométrie, TAL, voir Habert et al. 1997, Léon, loiseau dir. 2015, Rastier 2005 et 2011, Mayaffre 2005, Williams 2005), qui légitime un logocentrisme de plus en plus prégnant par la pratique de l’extraction puis de la normalisation d’énoncés avant annotation et analyse, pratique de plus en plus prisée par les chercheur.e.s, qui obtiennent ainsi des corpus « nettoyés » sur lesquels peuvent fonctionner les logiciels et les observations (Ben Hamed, Mayaffre 2015, Rastier, Ballabriga 2006, Dalia et al. 2017).

Le premier mouvement, héritier des propositions faites à partir des années 1960 en France par la sociolinguistique et l’analyse du discours, ouvre la linguistique à d’autres approches disciplinaires et à la prise en compte de la perspective profane sur le langage, introduisant dans la définition du langagier des composants non langagiers (c’est-à-dire relevant de matérialités corporelles, historiques, sociales, politiques, culturelles, technologiques, objectales, politiques, etc.) ; le second, maintenant une conception saussurienne de la langue, conserve la composition langagière de l’objet d’étude en le délestant de ses bruits empiriques et remplace finalement le discours, c’est-à-dire la vie du langage en situation, par le corpus, c’est-à-dire la norme de la langue en collection ; dans cette perspective, la toute-puissance du corpus tient parfois lieu d’élaboration théorique.

La première tendance, que l’on peut appeler externaliste et postdualiste, conteste, défait ou retravaille les dualismes langage vs monde, linguistique vs extralinguistique, en proposant des continuités ou en rendant compte de coexistences ou d’hybridités entre les deux ordres. De ce fait, elle s’ouvre aussi à des conceptions de la langue et de la linguistique qui ne s’originent pas dans les traditions euro- et occidentalocentrées qui constituent les bases épistémologiques des sciences du langage au niveau mondial. Le second, qu’on qualifiera d’internaliste et de dualiste, renforce le binarisme langue vs monde en faisant porter l’étude linguistique sur le seul logos, et maintient la pensée linguistique dans ses fondements européens et nord-américains.

Entre les deux, se placent évidemment de multiples approches tendant plus ou moins vers l’un ou l’autre pôle, explicitement ou non, selon les effets de formation, d’écoles et de réseaux ; mais force est de constater que l’analyse du discours et les disciplines TDI en général, ainsi que la sociolinguistique, semblent majoritairement attirées par le pôle logocentré et dualiste (Costa 2018), qui recueille par ailleurs les légitimités institutionnelles et financières (plus aucun projet en sciences du langage ne semble pouvoir être financé sans sa base de données et son outil de traitement automatique).

Repenser la linguistique

Cette série de billets propose des mises au point et des pistes de réflexion épistémologiques et théoriques pour pratiquer l’ouverture de la linguistique vers ses ailleurs, disciplinaires, épistémologiques, mais également matériels, c’est-à-dire concernant la nature de l’objet de la discipline. Ils formulent des propositions destinées à :

provincialiser la linguistique, c’est-à-dire dépasser l’approche logocentrée qui maintient le focus sur les seuls observables langagiers, et également la perspective égocéphalocentrée (le mot est de Christian Brassac emprunté à Jean-Claude Kaufmann, et désigne une manière d’étudier les productions verbales à partir de leur source énonciative), de manière à sortir du subjectivisme énonciativiste :  ;

pratiquer une linguistique symétrique, c’est-à-dire penser le rapport linguistique / extralinguistique comme un continuum et non plus une distinction ou une opposition, sans en effacer les différences d’ordre ;

pratiquer une linguistique écologique, c’est-à-dire prendre comme observables l’ensemble des éléments de l’environnement humain et non humain et les examiner dans leur fonctionnement global, de manière écologique, en pensant le contexte comme un écosystème où s’élabore le discours et non comme un arrière-plan ou un lieu d’inscription du discours qui aurait des effets ou des influences sur lui  ;

décoloniser la linguistique, c’est-à-dire décentrer les sources théoriques et méthodologiques du travail linguistique en prenant en compte d’autres centres que l’Europe et le monde dit « occidental », de manière à reconstruire l’universel en pluriversel (Grosfoguel 2010) :

Dans cette série, de nombreux êtres accompagneront les mots et les discours : il sera question des forêts qui pensent, des cannes qui parlent, des machines qui écrivent, des animaux qui communiquent…

Références

N.B. : les liens ont été consultés le 7 mai 2018

  • Ben Hamed Mahé, Mayaffre Damon, 2015, « Les thèmes du discours. Du concept à la méthode », Mots. Les langages du politique, 108, 5-13, https://www.cairn.info/revue-mots-2015-2-page-5.htm
  • Costa James, 2018, « L’étendue de la sociolinguistique, les sciences sociales et la nécessaire réflexion commune sur « le social » », Langage et société 163), 171-181, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2018-1-page-171.htm
  • Greco Luca, 2014, « Les recherches linguistiques sur le genre : un état de l’art », Langage et société 148, 11-29, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2014-2-page-11.htm
  • Greco Luca, 2015,  « Présentation : la fabrique des genres et des sexualités », Langage et société 152, 7-16, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2015-2-page-7.htm
  • Greco Luca, « La performance au carrefour des arts et des sciences sociales : quelles questions pour la sociolinguistique ? », Langage et société 160-161, 301-317, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2017-2-page-301.htm
  • Greco Luca, Kunert Stéphanie, 2016, « Drag et performance », dans Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux. Paris, La Découverte, 222-231, https://www.cairn.info/encyclopedie-critique-du-genre–9782707190482-page-222.htm
  • Grosfoguel Ramón, 2010, « 8. Vers une décolonisation des « uni-versalismes » occidentaux : le « pluri-versalisme décolonial », d’Aimé Césaire aux zapatistes », in Achille Mbembe et al., Ruptures postcoloniales, Paris, La Découverte, 119-138.
  • Habert Benoît, Nazarenko Adeline et Salem André, 1997, Les linguistiques de corpus, Paris, Colin.
  • Léon Jacqueline, Loiseau Sylvain (eds), 2016, History of quantitative linguistics in France, Lüdenscheid, RAM-Verlag.
  • Husson Anne-Charlotte, 2018, Les mots du genre. Activité métalinguistqiue folk et constitution d’un événement polémique, thèse de doctorat, Université Paris 13.
  • Marignier Noémie, 2016, Les matérialités discursives du sexe. La construction et la déstabilisation des évidences du genre dans les discours sur les sexes atypiques, thèse de doctorat, Université Paris 13, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01418262
  • Mayaffre Damon, 2005, « Rôle et place des corpus en linguistique : réflexions introductives », Texto ! [en ligne], X-4, http://www.revue-texto.net/Corpus/Publications/Mayaffre_Corpus.html
  • Mayaffre Damon, 2016, « Du candidat au président. Panorama logométrique de François Hollande », Mots. Les langages du politique, 112, 81-92, https://www.cairn.info/revue-mots-2016-3-page-81.htm
  • Mondémé Chloé, 2018, « Comment parle-t-on aux animaux ? Formes et effets pragmatiques de l’adresse aux animaux de compagnie », Langage et société 163, 77-99, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2018-1-p-77.htm
  • Paveau Marie-Anne, 2017, Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann.
  • Rastier François, 2005, « Enjeux épistémologiques de la linguistique de corpus », in Williams Geoffrey, La linguistique de corpus, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 31-46.
  • Rastier François, Ballabriga Michel (dir.), Corpus en Lettres et Sciences sociales : des documents numériques à l’interprétation, Actes du colloque international d’Albi, juillet 2006. Publiés par Carine Duteil et Baptiste Foulquié, Paris, Texto, http://www.revue-texto.net/Parutions/Livres-E/Albi-2006/Sommaire.html
  • Rastier François, 2011 La mesure et le grain. Sémantique de corpus, Paris, Champion.
  • Saigh Dalia, Borzic Boris, Alkhouli Abdulhafiz et al., 2017, « ‪Contribution linguistique à une classification automatique des communautés de sens et à leur analyse‪. La controverse sur le statut des intermittents du spectacle », Questions de communication 31, 161-182, https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2017-1-page-161.htm
  • Saint-Georges Ingrid (de), 2012, « Nouvelles épistémologies en analyse du discours et des interactions : le paradigme de la Mediated Discourse Analysis », Semen 34, http://journals.openedition.org/semen/9737
  • Williams, Geoffrey, 2005, La linguistique de corpus, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

Crédit : Christian Pumanski, “q98”, 2011, compte de l’auteur sur Flickr, CC

Cite this article as: Marie-Anne Paveau, 29/05/2018, "Série de (fin de) printemps. Pour une postlinguistique," in La pensée du discours [carnet de recherche], https://penseedudiscours.hypotheses.org/14905, consulté le….

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